Ibn Baṭṭūṭa

Évènement

Russie. Le Grand Inquisiteur d'après "Les frères Karamazov" de Fiodor Dostoïevski. Spectacle

1993-12-28

1993-12-30

Théâtre

28-30 décembre 1993
4-30 janvier 1994
Traduction d'André Markowicz.
Dominique Quéhec, mise en scène
Yvan Quéhec assistant à la mise en scène
Avec Jean-Claude Drouot
Evelyne GUILLIN, scénographie et costumes
Jean GRISON, lumière
Daniel DESHAYS, son
Une coproduction Théâtre de la Pierre Blanche - le Rond-point

Une légende pour demain
L'histoire est simple. Nous sommes à Séville au XVIe siècle où l'Inquisition règne par le fer et par le feu. C'est le moment choisi par le Christ pour revenir parmi les hommes, non pas dans la gloire promise pour la fin des temps, mais sous l'humble apparence du Nazaréen de jadis. Le peuple, d'instinct, le reconnaît, l'écoute, le suit. Le Cardinal Inquisiteur, présent, a tout vu : l'aveugle guéri, les fleurs et l'hommage de la foule, la fillette morte qui se redresse au souffle du talitha koumi. Sous les yeux de cette même foule muette et impuissante, le vieillard ordonne qu'on l'arrête et qu'on le mette au secret dans les geôles du Saint- Office. Là, au coeur de la nuit, l'Inquisiteur paraît : il est seul devant Jésus silencieux.. "Pourquoi es-tu venu nous déranger? Tu n'as pas le droit d'ajouter un mot à ce que tu as dit autrefois. Demain, je te condamnerai et tu seras brûlé comme le pire des hérétiques."
S'engage alors, au nom de l'ordre et du bien-être temporels, la plus implacable réfutation des espérances évangéliques par celui-là même qui eût dû les transmettre intactes, avec toute leur force de scandale, aux générations futures. "Tout a été remis par Toi au pape, et tout, par conséquent, est maintenant au pape. Et Toi, Tu n'as qu'à ne plus revenir ou, du moins, Tu ne dois pas nous déranger entre temps. Car, cette liberté de la foi postulée par les Ecritures, a découvert sa terrible insuffisance au regard de la faiblesse et de l'angoisse humaines, inapaisables autrement que par la servitude consentie et le pain terrestre assuré. Il n'y a que trois forces sur terre, trois forces seulement, capables de vaincre et de capter pour toujours, pour leur propre bonheur, la conscience de ces rebelles impuissants : ces forces, ce sont le miracle, le mystère et l'autorité. Tu les as refusées toutes les trois, donnant Toi-même l'exemple."
Un Christ sage, un Christ compatissant aurait compris l'avertissement de l'Esprit terrible et profond lorsqu'il sut définir la seule véritable sagesse lors de ses tentations au désert. Trois questions furent alors posées qui étaient en soi un modèle de justesse et de compréhension de la nature humaine révoltée, mais lâche, et donc prête à accepter l'inévitable loi des Inquisiteurs et des Césars présent et à venir qui, gardiens malheureux du secret, endosseraient le fardeau pour apaiser et conduire le troupeau vers le bonheur. "Penses- Tu que toute la sagesse de la terre aurait pu inventer quelque chose qui égale en profondeur et en force ces trois questions qui T'ont été réellement posées dans le désert par l'Esprit puissant et intelligent ?"
Transformer les pierres en pain pour répondre à l'attente des hommes ; se précipiter du haut du Temple afin d'éprouver Dieu; enfin, adorer le tentateur pour obtenir la puissance et la gloire : tout cela fut repoussé au nom du respect divin et de la liberté humaine. Mais : "Jette un regard autour de Toi : que sont ces hommes que Tu as élevés jusqu'à Toi ? Je le jure, l'homme a été créé plus faible et plus bas que Tu ne le pensais ! Si Tu l'avais estimé moins, Tu aurais exigé moins de lui, et cela aurait été plus en rapport avec Ton amour, car son fardeau aurait été plus léger. Il est faible et vil. Ce sont des gosses qui se sont révoltés en classe et ont chassé le maître. Mais l'enthousiasme des gamins prend fin et il leur aura coûté cher. Ils auront détruit les temples et inondé la terre de sang. Mais, enfants stupides, ils comprendront, à la fin, qu'ils ne sont que des rebelles impuissants, incapables de supporter leur rébellion. En versant leurs sottes larmes, ils avoueront, finalement, que Celui qui les a créés rebelles, a voulu, certainement, se moquer d'eux."

Ce texte magnifique a hanté plus d'une conscience et d'un événement de l'histoire récente depuis qu'Ivan Karamazov l'imagina pour tenter de comprendre pourquoi, si Dieu existe, persiste l'injustice et l'innocence assassinée. Rien ni personne n'ayant jamais pu répondre à cette question, fallait-il pour autant ne plus la poser ? D'aucuns, comme Albert Camus, ne le pensèrent pas qui, dans l'Homme révolté dit : "Le Grand Inquisiteur est vieux et las, car sa science est amère Il sait que les hommes sont plus paresseux que lâches et qu'ils préfèrent la paix et la mort à la liberté de discerner le bien et le mal. Il a pitié de ce prisonnier silencieux que l'histoire dément sans trêve. Il le presse de reconnaître ses torts et de légitimer en un sens, l'entreprise des Inquisiteurs et des Césars. Mais le prisonnier se tait. L'entreprise se poursuivra donc sans lui ; on le tuera."
Pour incarner ce texte, pour le faire vivre selon ses plus hautes virtualités, j'attendais un traducteur, un acteur et un théâtre : ils sont là aujourd'hui pour lui rendre son évidence. C'est un rêve ne l'oublions pas, et le théâtre est sans doute la plus belle opportunité pour que celui-ci franchisse toutes les apparences de la vérité ou du mensonge. "Le vieillard voudrait qu'il lui dise quelque chose, fussent des paroles amères. Tout à coup, le Prisonnier s'approche en silence du nonagénaire et baise ses lèvres exsangues. Le vieillard tressaille, ses lèvres remuent ; il va à la porte, l'ouvre et dit : "Va-t-en et ne reviens plus'plus jamais !" "
DOMINIQUE QUEHEC

Russie

1993

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