-
2015-10-10
Transcendance du solo d’actrice
Extrapolation féminine du kutiyattam, cette dramaturgie savante, sacrée entre toutes par ses fonctions d’origine, a accédé aux théâtres européens depuis ces dernières décennies seulement. Loin dans le temps, seuls les Nangyar (actrice-chanteuse), Chakiar (acteur), Nambiar (musicien), castes héritières des arts cultuels, composaient la troupe de kutiyattam du temple, lieu resté inaccessible aux hors-caste. Père- fondateur des spectacles traditionnels du Kérala issus du sanscrit, le kutiyattam recèle les racines deux fois millénaires d’une science théâtrale aux multiples et suprêmes exigences transmise au fil des générations sans surseoir à ses traditions. Parmi celles-ci, la technique du regard, par le flux ambivalent du ressenti, peut atteindre l’expression duelle des yeux, l’un ému, l’autre souriant... De ce creuset fertile, préservé dans l’enclos communautaire des temples sous la férule brahmanique, émergèrent des solos aux dimensions surhumaines par la projection exacerbée et émotionnelle de la dramatisation; le solo de la Nangyar en est un exemple. Par son environnement familial, Kapila en absorba dès l’enfance toutes les substances enrichies de l’étude du mohini attam, ajoutant ainsi à la précision rigoureuse du jeu corporel et de la gestuelle la beauté esthétique inhérente à la danse. Aujourd’hui, malgré son jeune âge, sa maîtrise a atteint un sommet et acquis une renommée incontestée. Dans sa restitution mythologique, Kapila domine l’espace et fait feu de toutes les techniques de son art, depuis la source sanscrite psalmodiée : clé de l’épisode d’où émergeront les situations et les personnages qu’ils soient dieux, héros, animaux, ou démons ! Soutenue du déferlement tellurique des tambours mizhavu, par son charisme envoûtant, Kapila entraîne le spectateur aux confins de sa réceptivité sensitive.
-
2015-09-09
D’une Syrie déchirée résonnent des voix d’amour.
Elles témoignent de la diversité de peuples, de religions, de cultures, de langues qui ont fait, qui font la Syrie.
Blessées, meurtries elles ne se taisent pas.
Waed Bouhassoun vient du sud de la Syrie, de ce djebel druze qui a donné naissance à la légendaire Asmahan. Avec son oud elle compose les musiques qui l’accompagnent pour chanter les poèmes de grands mystiques et d’amoureux célèbres de l’époque pré-islamique à nos jours. Sa voix profonde est toute en puissance maîtrisée et en délicates ornementations. Elle a été invitée dans les plus grands festivals de musique et ses deux CD ont reçu le coup de cœur de l’Académie Charles Cros.
Ibrahim Keivo vivait à Hassaké, cette ville du nord est de la Syrie dans la région de l’Euphrate, où cohabitaient Arabes sunnites ou chiites, Kurdes, Arméniens, Assyriens, Turcs, Yézidis. S’accompagnant au buzuq, au baghlama ou au oud il chante, dans les différentes langues de ces communautés, leurs poèmes d’amour et leurs épopées. Ibrahim est le petit-fils d’un réfugié arménien. Son grand-père, enfant orphelin avait été recueilli, adopté et élevé par une famille yézidie. Aujourd’hui, c’est à son tour de trouver refuge en Europe où il perpétue cette extraordinaire mémoire de la diversité culturelle de la Djezireh. Son CD a reçu le coup de cœur de l’Académie Charles Cros.
Hamam Khairy et ses musiciens animaient, jusqu’à récemment, avant d’avoir été forcés à l’exil, les célèbres sahrat musiqiya, soirées musicales d’Alep. Il s’inscrit dans la lignée des grands chanteurs que furent Sabri Moudallal et Adib al-Dayekh dans l’ensemble duquel il fut choriste. Une remarquable présence scénique, un chant tout en élégance et en raffinement, une virtuosité dans l’interprétation des muwashshah et particulièrement des qudud, chants d’amour d’origine religieuse, lui ont valu le surnom de “rossignol d’Alep”.
Trois personnalités, trois univers, toute la richesse d’une terre aux civilisations multiples dont la barbarie n’aura pas raison.
-
2014-05-25
Les pygmées habitent les forêts d’Afrique entre l’océan Atlantique et les grands Lacs et se répartissent en différents groupes comme les Baka, Bambuti, Batwa, Babongo, Efé et autres. Traditionnellement nomades, ils sont aujourd’hui en voie de sédentarisation. En République du Congo, on compte plusieurs groupes de pygmées parmi lesquels les Aka dont font partie les musiciens de l’ensemble Ndima.
Les pygmées Aka habitent quant à eux dans les forêts du nord de la République du Congo et du sud de la Centrafrique. Ils parlent le aka et tentent de préserver leur mode de vie et leur culture en dépit de l’influence croissante du modernisme en milieu rural et de la raréfaction des ressources dans une sylve peu à peu dévastée par les agriculteurs et les exploitants forestiers.Minoritaires et marginalisés, les pygmées Aka entretiennent avec leurs voisins bantous majoritaires des rapports de clientèle, voire de servage, exerçant pour leur compte différentes tâches économiques : chasse, pêche, récolte du miel sauvage, travail dans les plantations et portage.
Enfants de la forêt, les Aka savent en prendre soin car toute leur vie en dépend. Pour se nourrir, ils ont recours aux animaux et aux végétaux comestibles qui poussent à leur portée. Ils se soignent à base de plantes et d’essences diverses dont ils connaissent les vertus. Ils en font aussi usage dans leur vie sentimentale pour conquérir l’amour d’une femme, d’un homme ou pour consolider une union matrimoniale. Des objets divers sont confectionnés à base de végétaux pour servir à la chasse, à la cuisine, à la récolte du miel...
La musique fait partie du quotidien et elle est pratiquée par tous. Comme l’écrit l’ethnomusicologue Simha Arom dans l’Encyclopédie des pygmées Aka : « à entendre chanter un chœur aka, c’est-à-dire l’ensemble d’un campement, on retient l’impression d’un extraordinaire entrelacs de voix et de timbres vocaux où prédomine le procédé du jodel ». On retrouve dans leur répertoire des chants de divination, de guérison et des musiques réservées aux esprits de la forêt qui se matérialisent en public à travers des masques végétaux lors des événements auxquels ils sont chacun et nominalement conviés : rituel de chasse, levée de deuil, musiques de divertissement...
Les Aka pratiquent la polyphonie contrapuntique, technique complexe et riche qu’ils apprennent depuis leur petite enfance et qui distingue leur musique de celle de leurs voisins bantous. Ils font également usage du jodel – l’alternance de la voix de tête et de la voix de poitrine – qui constitue également un élément culturel identitaire. De même, leurs rythmes tambourinés, leurs danses, leur musique instrumentale pour harpe arquée, arc musical, flûte, témoignent d’une riche culture artistique aujourd’hui menacée d’extinction.
Le groupe Ndima (littéralement : la forêt) est composé de trois hommes et trois femmes aka originaires du village de Kombola dans le département de la Likouala en République du Congo. Il n’est pas dans la tradition pygmée de former des ensembles musicaux. Mais comme partout, certains chantent, dansent, jouent mieux que les autres. Alors, pour promouvoir leur musique et la sauvegarder, un ensemble s’est créé en 2003 dont l’effectif varie selon la disponibilité de ses membres parfois retenus par une autre activité ou, pour les femmes, par une grossesse. Soutenus et accompagnés par l’ethnologue Sorel Eta qui joue le rôle d’agent de développement local et d’impresario, Ndima a déjà publié deux CD au Congo dont un avec le soutien de l’UNESCO.
Les artistes dédient ces représentations à Simha Arom, ethnomusicologue africaniste dont les travaux ont grandement contribué à la connaissance et à la compréhension des traditions musicales des Aka.
d’après les notes de Sorel Eta et Jacqueline M. C. Thomas et al., Encyclopédie des pygmées Aka, Paris, Selaf, 1983-2011
-
2014-04-18
L’Iran moderne est l’héritier d’une ancienne civilisation que l’on dit remonter à environ 6000 ans. Une flûte d’argile et une trompe en métal trouvées à Suse et Chogha Mish, une représentation de musiciens rameshgar sur d’anciennes inscriptions sont pourtant tout ce qu’il reste de cette ancienne civilisation. Au cours des premiers siècles de l’ère islamique, une véritable science de la musique s’est développée en Iran. Les textes d’Al-Fârâbî (872-950), Safî al-Dîn al-Urmawî (1216-1294) ou Abd al-Qadir al-Maraghi (ca. 1360-1435) ont établi des fondements théoriques toujours valables aujourd’hui en dépit des transformations de la musique persane.
Les dernières décennies de l’époque safavide (1501-1736) sont souvent qualifiées d’Âge sombre de la musique car il n’en subsiste aucune trace écrite. La musique est interdite par le gouvernement et les autorités religieuses, et les chanteurs et instrumentistes n’ont plus le droit de se produire en public. Si les chanteurs peuvent tirer parti du ta’zieh (théâtre religieux commémorant le martyre de l’imam Husayn) et des rozeh khani (lamentations funéraires en l’honneur de la famille du Prophète) pour pratiquer leur art, les instrumentistes n’ont en revanche aucune possibilité de jouer ni d’enseigner en dehors de la sphère privée. Cette prohibition connaîtra son apogée sous le règne de Nader Shah (1736-1747).
À partir de 1750, Karim Khan Zand, le fondateur de la brève dynastie Zand, va s’employer à faire revivre la culture et les arts persans. Ses successeurs qajars feront de même et si leur incompétence politique est notoire, on leur doit d’avoir restauré les arts et la culture iranienne. Le premier roi qajar, Agha Muhammad Khan (1742-1797), aime qu’on lui récite le soir le Shah nameh (le Livre des Rois) et joue de temps à autre du luth à deux cordes dutâr. Le harem de Fath Ali Shah Qajar (1771-1834) entretient deux ensembles de musiciennes dirigés par Ostad Mina et Ostad Zohreh. En 1846, le chancelier de l’empire Amir Kabir fonde l’Institut des arts et des sciences, Dar al-Fonun, où la musique fait l’objet d’un enseignement académique.
Sous le règne de Naser al-Din Shah Qajar (1848-1896) s’opère un changement radical. Rompant avec la théorie des maqâm (modes mélodiques) et des advâr (cycles rythmiques) établie par Al-Fârâbî et Safî al-Dîn al-Urmawî, le musicien Ali Akbar Farahani établit de nouveaux principes sous une forme scientifique et systématique. Il répartit les différents maqâm en sept classes principales appelées dastgâh et cinq classes dérivées appelées avâz. Chaque dastgâh rassemble un mode principal et des modes secondaires (sh’obe) sur lesquels sont composés des mélodies-types ou gushe qui servent de base à l’improvisation, ainsi que des préludes et des interludes instrumentaux. Tout ce matériel mélodique et rythmique forme un répertoire savant, le radif, dont il existe diverses variantes selon les écoles (c’est-à-dire les lignées de musiciens) ou les régions. C’est donc un véritable système qui est reconstruit sur l’héritage théorique des Anciens et sur la transmission empirique intergénérationnelle.
Avec la création d’établissements éducatifs, de nouvelles générations de musiciens vont accompagner cette évolution de la musique persane. Le chant religieux va également servir de tremplin à une nouvelle évolution de l’art vocal. Très attiré par le ta’zieh, Naser al-Din Shah fait bâtir à côté de son palais d’Ispahan un vaste amphithéâtre où il organise des représentations avec les meilleurs interprètes. Drame religieux, le ta’zieh devient aussi une école de chant classique où se forment de grands chanteurs tels que Seyed Ahmad Khan et Eqbal Azar. La ville d’Ispahan, déjà reconnue comme capitale culturelle, voit ainsi éclore une école de chant d’autant plus fameuse que les instruments de musique sont bannis. Ce lien privilégié avec la littérature et la religion confère au chant une prééminence qu’il n’avait pas auparavant et qu’il va désormais conserver.
Avec la nouvelle génération formée dans le département de musique militaire de Dar al-Fonun, l’Iran s’ouvre à la musique occidentale. Il reste désormais à faire sortir la musique savante du cénacle de la cour royale. Disciple de la famille Farahani, Darvish Khan (1872-1926) est le créateur d’une nouvelle forme musicale, un prélude instrumental appelé pishdarâmad (littéralement
« avant de commencer »). Mais il est aussi l’un des fondateurs de l’Anjoman e Okhovvat. Grâce à cette association comprenant des musiciens qui ne travaillent pas pour la cour, la musique, escamotée pendant plusieurs siècles puis confinée à la cour royale, se propage à travers toute la société. Et si les musiciens ne jouissent pas encore d’une totale liberté, on voit cependant apparaître des chanteuses et des femmes instrumentistes.
Sous le règne du dernier roi qajar, Ahmad Shah (1909-1925), les affaires culturelles sont confiées à un groupe de musiciens et à leurs disciples, ce qui bénéficie fortement à la diffusion de la musique. C’est alors que commence à se produire en public celle qui deviendra la « reine de la musique persane », Qamar ol moluk Vaziri (1905-1959). Sa voix, sa personnalité charismatique, dégagent une aura de liberté, d’invulnérabilité, inconnue depuis des siècles. Elle n’a aucun lien avec la cour et ne se soucie guère des préjugés de son temps. Elle chante avec passion, dans un style inimitable, que ce soit par l’étendue de son registre, la rapidité et la souplesse de son vibrato, la délicatesse de ses ornements. À sa mort elle laissera un souvenir impérissable. Depuis 1979, les chanteuses sont rares en Iran. Pourtant, malgré les restrictions, quelques-unes s’efforcent de maintenir et de transmettre cette culture et cette tradition d’art professionnel. Mais comme depuis trente ans elles ont rarement l’occasion de jouer, que ce soit en Iran ou à l’étranger, elles demeurent mal connues du grand public.
Si les Iraniens sont conscients de l’ancienneté des fondements théoriques de leur musique, on ignore en revanche presque tout de l’héritage musical persan antérieur à l’époque qajare. Les causes de cette lacune sont l’inexistence d’un système de notation, la pauvreté du matériau conservé et les troubles politiques qui ont agité l’Iran au XXe siècle. Le patrimoine musical classique se limite donc au répertoire qui s’est constitué sous les Qajars entre 1840 et 1920 et qui comprend des chants (tasnif) et des pièces instrumentales reng et chahârmezrâb. Mais pour limité qu’il soit, ce patrimoine fut une grande source de créativité pour les compositeurs et les improvisateurs de l’époque qajare et il le demeure pour ceux d’aujourd’hui ainsi que nous le montre Siamak Jahangiry.
Depuis 1979, alors que la censure offre à la tradition classique une situation de quasi monopole, les femmes se retrouvent complètement exclues de la scène. Il faut donc rendre hommage aux chanteuses et musiciennes qui, bien que confinées à la sphère privée, aux cénacles de musiciens et à l’enseignement, cultivent opiniâtrement leur art et le transmettent coûte que coûte. Expérimentées, pleines de talent, les chanteuses Pantea Alvandipour et Maede Tabatabai Niya vont connaître à Paris le baptême de la scène.
-
2014-04-17
L’Iran moderne est l’héritier d’une ancienne civilisation que l’on dit remonter à environ 6000 ans. Une flûte d’argile et une trompe en métal trouvées à Suse et Chogha Mish, une représentation de musiciens rameshgar sur d’anciennes inscriptions sont pourtant tout ce qu’il reste de cette ancienne civilisation. Au cours des premiers siècles de l’ère islamique, une véritable science de la musique s’est développée en Iran. Les textes d’Al-Fârâbî (872-950), Safî al-Dîn al-Urmawî (1216-1294) ou Abd al-Qadir al-Maraghi (ca. 1360-1435) ont établi des fondements théoriques toujours valables aujourd’hui en dépit des transformations de la musique persane.
Les dernières décennies de l’époque safavide (1501-1736) sont souvent qualifiées d’Âge sombre de la musique car il n’en subsiste aucune trace écrite. La musique est interdite par le gouvernement et les autorités religieuses, et les chanteurs et instrumentistes n’ont plus le droit de se produire en public. Si les chanteurs peuvent tirer parti du ta’zieh (théâtre religieux commémorant le martyre de l’imam Husayn) et des rozeh khani (lamentations funéraires en l’honneur de la famille du Prophète) pour pratiquer leur art, les instrumentistes n’ont en revanche aucune possibilité de jouer ni d’enseigner en dehors de la sphère privée. Cette prohibition connaîtra son apogée sous le règne de Nader Shah (1736-1747).
À partir de 1750, Karim Khan Zand, le fondateur de la brève dynastie Zand, va s’employer à faire revivre la culture et les arts persans. Ses successeurs qajars feront de même et si leur incompétence politique est notoire, on leur doit d’avoir restauré les arts et la culture iranienne. Le premier roi qajar, Agha Muhammad Khan (1742-1797), aime qu’on lui récite le soir le Shah nameh (le Livre des Rois) et joue de temps à autre du luth à deux cordes dutâr. Le harem de Fath Ali Shah Qajar (1771-1834) entretient deux ensembles de musiciennes dirigés par Ostad Mina et Ostad Zohreh. En 1846, le chancelier de l’empire Amir Kabir fonde l’Institut des arts et des sciences, Dar al-Fonun, où la musique fait l’objet d’un enseignement académique.
Sous le règne de Naser al-Din Shah Qajar (1848-1896) s’opère un changement radical. Rompant avec la théorie des maqâm (modes mélodiques) et des advâr (cycles rythmiques) établie par Al-Fârâbî et Safî al-Dîn al-Urmawî, le musicien Ali Akbar Farahani établit de nouveaux principes sous une forme scientifique et systématique. Il répartit les différents maqâm en sept classes principales appelées dastgâh et cinq classes dérivées appelées avâz. Chaque dastgâh rassemble un mode principal et des modes secondaires (sh’obe) sur lesquels sont composés des mélodies-types ou gushe qui servent de base à l’improvisation, ainsi que des préludes et des interludes instrumentaux. Tout ce matériel mélodique et rythmique forme un répertoire savant, le radif, dont il existe diverses variantes selon les écoles (c’est-à-dire les lignées de musiciens) ou les régions. C’est donc un véritable système qui est reconstruit sur l’héritage théorique des Anciens et sur la transmission empirique intergénérationnelle.
Avec la création d’établissements éducatifs, de nouvelles générations de musiciens vont accompagner cette évolution de la musique persane. Le chant religieux va également servir de tremplin à une nouvelle évolution de l’art vocal. Très attiré par le ta’zieh, Naser al-Din Shah fait bâtir à côté de son palais d’Ispahan un vaste amphithéâtre où il organise des représentations avec les meilleurs interprètes. Drame religieux, le ta’zieh devient aussi une école de chant classique où se forment de grands chanteurs tels que Seyed Ahmad Khan et Eqbal Azar. La ville d’Ispahan, déjà reconnue comme capitale culturelle, voit ainsi éclore une école de chant d’autant plus fameuse que les instruments de musique sont bannis. Ce lien privilégié avec la littérature et la religion confère au chant une prééminence qu’il n’avait pas auparavant et qu’il va désormais conserver.
Avec la nouvelle génération formée dans le département de musique militaire de Dar al-Fonun, l’Iran s’ouvre à la musique occidentale. Il reste désormais à faire sortir la musique savante du cénacle de la cour royale. Disciple de la famille Farahani, Darvish Khan (1872-1926) est le créateur d’une nouvelle forme musicale, un prélude instrumental appelé pishdarâmad (littéralement
« avant de commencer »). Mais il est aussi l’un des fondateurs de l’Anjoman e Okhovvat. Grâce à cette association comprenant des musiciens qui ne travaillent pas pour la cour, la musique, escamotée pendant plusieurs siècles puis confinée à la cour royale, se propage à travers toute la société. Et si les musiciens ne jouissent pas encore d’une totale liberté, on voit cependant apparaître des chanteuses et des femmes instrumentistes.
Sous le règne du dernier roi qajar, Ahmad Shah (1909-1925), les affaires culturelles sont confiées à un groupe de musiciens et à leurs disciples, ce qui bénéficie fortement à la diffusion de la musique. C’est alors que commence à se produire en public celle qui deviendra la « reine de la musique persane », Qamar ol moluk Vaziri (1905-1959). Sa voix, sa personnalité charismatique, dégagent une aura de liberté, d’invulnérabilité, inconnue depuis des siècles. Elle n’a aucun lien avec la cour et ne se soucie guère des préjugés de son temps. Elle chante avec passion, dans un style inimitable, que ce soit par l’étendue de son registre, la rapidité et la souplesse de son vibrato, la délicatesse de ses ornements. À sa mort elle laissera un souvenir impérissable. Depuis 1979, les chanteuses sont rares en Iran. Pourtant, malgré les restrictions, quelques-unes s’efforcent de maintenir et de transmettre cette culture et cette tradition d’art professionnel. Mais comme depuis trente ans elles ont rarement l’occasion de jouer, que ce soit en Iran ou à l’étranger, elles demeurent mal connues du grand public.
Si les Iraniens sont conscients de l’ancienneté des fondements théoriques de leur musique, on ignore en revanche presque tout de l’héritage musical persan antérieur à l’époque qajare. Les causes de cette lacune sont l’inexistence d’un système de notation, la pauvreté du matériau conservé et les troubles politiques qui ont agité l’Iran au XXe siècle. Le patrimoine musical classique se limite donc au répertoire qui s’est constitué sous les Qajars entre 1840 et 1920 et qui comprend des chants (tasnif) et des pièces instrumentales reng et chahârmezrâb. Mais pour limité qu’il soit, ce patrimoine fut une grande source de créativité pour les compositeurs et les improvisateurs de l’époque qajare et il le demeure pour ceux d’aujourd’hui ainsi que nous le montre Siamak Jahangiry.
Depuis 1979, alors que la censure offre à la tradition classique une situation de quasi monopole, les femmes se retrouvent complètement exclues de la scène. Il faut donc rendre hommage aux chanteuses et musiciennes qui, bien que confinées à la sphère privée, aux cénacles de musiciens et à l’enseignement, cultivent opiniâtrement leur art et le transmettent coûte que coûte. Expérimentées, pleines de talent, les chanteuses Pantea Alvandipour et Maede Tabatabai Niya vont connaître à Paris le baptême de la scène.
-
2014-04-12
-
2014-04-06
La joute poétique improvisée dans le sud de l’Espagne, trovo
Le trovo met en scène deux (ou plusieurs) poètes chanteurs que l’on nomme trovadores ou troveros, et qui s’affrontent poétiquement lors de veladas troveras (veillées poétiques) souvent interminables où les mots – tout comme le vin d’ailleurs – ne tarissent jamais. Les trovadores développent toute une dialectique sur un large panel de sujets allant du débat philosophique à l’éloge du vin, de la femme... Ces controverses peuvent prendre l’allure de grands débats moraux, philosophiques, d’éloges ou de disputes acérées (qui ne reculent pas, au demeurant, devant l’humour grivois). Composé d’aficionados (connaisseurs), le public joue un rôle capital ; il est le juge et sa mémoire ne lui fait jamais défaut pour reconnaître les degrés d’improvisation. Il suit avec attention toutes les acrobaties poétiques et syntaxiques, il applaudit, ou décide de se taire, anticipe les fins de vers, et salue bien haut les audaces en utilisant le jaleo (interjections). Vaincre c’est d’abord convaincre ! Etre un bon trovero nécessite beaucoup de qualités et bien des ficelles et astuces pour séduire ses spectateurs ; rhétorique, humour, prise à partie du public, charisme, gestuelle...
Héritage d’Homère, du zajal d’Al-Andalus ou des jongleurs et troubadours de Provence ?
Si la question des origines laisse libre cours à tous types d’interprétation, elle joue surtout un rôle de marqueur identitaire d’une région à l’autre. Dans la région de Murcia, les poètes improvisateurs, influencés par les écrivains et les érudits locaux, se revendiquent comme les dignes héritiers des troubadours et trouvères de Provence tandis que dans les Alpujarras (Andalousie), on se plait à évoquer l’héritage arabe (zajal).
Improvisation poétique « repentismo »
Le terme générique employé pour désigner la joute poétique dans le monde hispanophone, repentismo (soudainement) exprime bien cette faculté de créer dans l’instant, dans cet « ici et maintenant ». L’improvisation est donc le maître–mot de cet art poétique et elle s’articule toujours autour d’une métrique précise : la quintilla (cinq vers octosyllabiques avec les rimes abaab, ababa) ou la décima (dix vers octosyllabiques avec les rimes abbaaccddc). Ces schémas métriques correspondent (ou ont été adaptés) aux airs mélodiques locaux.
Porte-parole d’une communauté
Dans la région des Alpujarras en Andalousie, ces magiciens du verbe sont tous agriculteurs ; à la ville portuaire de Carthagène (Murcia) ils sont dockers, chauffeurs de taxi ou agents de circulation... On ne vit pas de la parole, ce n’est pas un métier mais une vocation. Ces troveros ont donc une double vie, partagée entre leur métier et le rôle de porte-parole de leur communauté. Qu’elle s’improvise sur les places de villages, les parvis des églises ou dans le cadre de festivals, la joute semble avoir une fonction sociale bien singulière : réunir une communauté en réaffirmant les valeurs et croyances qui lui sont propres.
« Celui qui aiguise les vers n’aiguise pas les couteaux »
Lieu du « pouvoir symbolique », si la joute peut parfois être un véritable champ de bataille, la violence de cet échange reste symbolique. Le cadre ritualisé et réglementé de la joute permet au poète toute violence et toute transgression verbale. Tel un garde–fou la joute désamorce les tensions d’une communauté. « Quien afila versos no afila navajas », « celui qui aiguise les vers n’aiguise pas les couteaux » selon le trovero murciano Angel Roca.
Des montagnes des Alpujarras à la ville de Carthagène, la route du trovo
Si la région rurale et très pauvre des Alpujarras a été pendant longtemps le berceau du trovo de cortijo, celui–ci a peu à peu suivi la route de la faim et s’est étendu jusqu’aux mines d’Alméria puis à celles de Murcia. Dans les mines de la Union (Cartagena–Murcia) au milieu du xixe siècle le trovo a joué un rôle de protestation sociale et politique essentiel. De plus il s’est développé et diversifié au niveau poétique, musical et sémantique. C’est ainsi que naît le trovo cartagenero qui se dit culto (cultivé, savant) ou profesional afin de se distinguer du trovo popular (populaire).
Les poètes chanteurs invités sont les représentants de deux types de trovo aux modalités poétiques et musicales différentes.
Trovo cortijero (Alpujarras)
Le trovo des Alpujarras est appelé cortijero car il était essentiellement pratiqué par ceux qui vivaient dans les cortijos, fermes très isolées dans les montagnes des Alpujarras. Bien que la vie soit très rude et pauvre, on éprouve une grande fierté à être cortijero, terme qui renvoie à un mode de vie et un code d’honneur et de devoir. Dans les Alpujarras on improvise sur le fandango de cortijo ou primitivo (certains flamencologues le nomment ainsi car ils le considèrent comme la forme la plus primitive du fandango, c’est à dire antérieure au fandango flamenco). Le chant se caractérise notamment par une voix que l’on dit rajá, déchirée, rauque, profonde et puissante jusqu’à saturation. L’accompagnement instrumental à cordes (guitare, violon, bandurria, laúd) joue sur la rugosité et l’épaisseur du son avec son accordage particulier et les frottements sonores. L’aspect rustique du trovo cortijero continue d’être revendiqué avec fierté. Les veladas troveras continuent de rythmer la vie de certains villages en s’intégrant aux cycles du calendrier agricole ou paraliturgique : fêtes patronales, fêtes liées aux vendanges...
Trovo culto (cartagena)
À Carthagène, les joutes s’improvisent dans le cadre de festivals ou de concours où la poésie et la musique n’ont d’autres fonctions que de se suffire à elles mêmes. Ce trovo culto s’accompagne d’une guitare flamenca, son chant profond, étiré et mélismatique prend sa source dans les cantes de las minas auprès desquels il est né (dans les mines de la Union à Carthagène). La performance poétique et vocale est si exigeante que de plus en plus de poètes font appel à un chanteur flamenco : ils leur soufflent alors à l’oreille les vers qu’ils auront à chanter.
Sur le plan poétique, les modalidades poeticas, jeux poétiques et littéraires imposés par le public ne cessent de mettre à l’épreuve la rapidité d’esprit et la capacité à improviser de chacun. La gymnastique syntaxique excelle dans une espèce de transe cérébrale où chacun semble habité par le verbe : les vers se volent entre poètes, ils s’entrecroisent et s’enchaînent, les quatrains se glosent en dizains. Quant à la notion de rivalité, il ne s’agit plus de mettre l’adversaire hors du ring mais de se surélever l’un l’autre pour arriver à un état de transcendance poétique, musicale et quelques fois spirituelle, lorsque le duende touche les poètes et musiciens et s’empare de la velada.
-
2014-04-04
Munir Bachir, le maître légendaire du oud, a eu plusieurs élèves mais un seul disciple, son fils Omar auquel il enseigna son art dès que l’enfant eut atteint sa cinquième année. Il venait de rentrer en Irak avec sa femme hongroise et leurs deux enfants, Saad né en 1966 et Omar né en 1970, après avoir obtenu en Hongrie son doctorat, passé quelques années au Liban et amorcé une carrière internationale. Omar suit des cours quotidiens avec son père qui lui consacre parfois plus de cinq heures par jour. À sept ans il entre à l’école de musique et de danse de Bagdad dont il deviendra plus tard l’un des professeurs après avoir donné, à l’âge de neuf ans, un premier concert de oud en solo au Conservatoire de Bagdad. À treize ans, il joue pour la première fois avec son père qu’il accompagnera, quelques années plus tard, régulièrement.
En 1991, toute la famille Bachir quitte l’Irak pour s’installer en Hongrie et Omar étudie, à l’Uni- versité Liszt, le piano, le chant et la direction chorale. Il participe à plusieurs concerts avec son père dans le monde arabe, aux Etats-Unis, au Canada, en Europe, notamment à Paris où je les avais invités au Théâtre du Rond-Point en 1994.
La mort de Munir Bachir en 1997 va marquer un tournant important dans la carrière de Omar qui va chercher sa propre identité musicale en expérimentant différents instruments et techniques, et en explorant des styles musicaux qui lui sont proches, qu’ils soient ceux des tziganes hongrois ou des gitans. Il collabore avec plusieurs artistes internationaux, comme tout récemment Jordi Savall, reçoit distinctions et prix dans le monde arabe, aux Etats-Unis et en Europe où il effectue plusieurs tournées de concerts et enregistrements de CD.
À partir de ses improvisations sur quelques-uns des maqams arabes les plus importants, Omar cherche à mettre en avant leur relation avec d’autres cultures. Il convie ainsi l’auditeur à laisser libre cours à son imagination lors d’un voyage qui l’emmènera sur les chemins des caravanes ou des voyageurs d’un monde qui va de l’Inde à l’Andalousie en passant par l’Irak et la Turquie.
Dans un parcours musical qui s’enrichit régulièrement et tout en développant un style qui lui est personnel, Omar Bashir n’en perpétue pas moins une des passions de son père, celle de rechercher les liens de parenté possibles entre les musiques de son pays natal et celles du reste du monde.
Dépassant un double héritage particulièrement lourd à porter, celui de la renommée du père en premier, et celui de la tradition musicale en second, Omar est bien plus que « fils de ». C’est un grand artiste qui contribue au vent de liberté qui revivifie la musique arabe.
-
2014-03-28
Ce concert propose de découvrir la tradition musicale d’une des principales Églises d’Orient : l’Église copte orthodoxe d’Égypte. Indissociable du culte, le chant occupe une place essentielle dans cette liturgie. Il se décline en de nombreux genres, les hymnes, les cantillations des grands textes et des incantations du prêtre, ainsi que les madîh et les tassabîh, qui sont des louanges aux saints. Tous ces chants, monodiques, sont en arabe ou en copte, devenu langue liturgique. Les hymnes sont généralement syllabiques et rigoureusement scandées, le chantre pouvant rester de longues minutes sur une seule voyelle, tandis que les cantillations peuvent être librement ornementées. Ces chants sont interprétés a cappella, parfois accompagnés par les cymbales et le triangle.
D’aucuns affirment qu’il s’agirait là d’une tradition musicale plurimillénaire, née du giron de l’Égypte pharaonique et demeurée inchangée des siècles durant. La pratique musicale religieuse copte s’entoure ainsi d’une aura de mysticisme puissante. Cependant, les mélodies coptes demeurent encore largement méconnues car elles ne suscitèrent réellement l’intérêt des orientalistes, des voyageurs et des missionnaires qu’après l’Expédition d’Égypte de Bonaparte (1798-1801). Mais si nul ne peut affirmer aujourd’hui comment se chantait cette tradition musicale et religieuse avant le XIXe siècle, elle n’en a pas moins traversé l’histoire, depuis l’avènement du christianisme jusqu’à nos jours, nourrissant sans peine l’hypothèse d’une tradition aux nombreuses influences culturelles, sémitique ancienne, grecque, arabe et occidentale.
À cet engouement pour ce patrimoine musical, s’ensuit une quête du meilleur chantre, trouvé en la personne du mo’allem (maître) Mikhâ’îl Girgis El-Batanûnî (1873-1957). Décrété garant de la tradition musicale copte, El-Batanûnî fut largement enregistré, d’abord au Congrès de musique arabe du Caire en 1932, puis par l’Institut d’Études Coptes lors de sa création en 1954.
Les chantres invités par le Festival de l’Imaginaire s’inscrivent dans la lignée d’El- Batanûnî. Leur mentor, le professeur Michael Ghattas qui dirige l’enseignement musical à l’Institut d’Études Coptes, tient pour essentiel de transmettre avec un respect indéfectible ces hymnes liturgiques.
-
2014-03-22
-
2014-03-20
-
2014-03-15
-
2014-03-07
-
2013-06-14
Il est venu de l’est ! Le masque est venu de l’est ! Le chemin est tout droit, allez-y ! Vous ne pouvez pas vous perdre. C’est le chemin des morts, suivez-le ! [chant d’entrée des masques]
Le peuple dogon vit enclavé dans une région rocheuse du centre du Mali, entre plaine et plateau. La plus grande partie vit dans des habitations accrochées à la falaise de Bandiagara qui s’étend entre quatre cents et neuf cents mètres d’altitude sur plus de deux cent cinquante kilomètres, mais aussi sur le plateau et dans la plaine. Venus du pays Mandé, à cheval sur l’actuelle frontière du Burkina Faso et du Mali, au XIIIe ou au XIVe siècle, semble-t-il pour échapper à l’islamisation, ils s’installèrent dans une zone auparavant occupée par les Tellem dont ils transformèrent les anciennes habitations troglodytiques en tombeaux et bâtirent des villages en banco ponctués par des greniers à mil au toit pointu.
L’ethnologue Marcel Griaule fut un des premiers à révéler une partie de leur cosmogonie. Il semblerait qu’une cohérence remarquable s’établisse entre le langage, la musique et la danse, l’architecture, le tissage, les masques, le comportement des vivants et le culte des morts. Les Dogon, chasseurs et pêcheurs, cultivent le mil, le maïs, l’arachide, le coton et, depuis quelques décennies, de petits jardins d’oignons.
La musique et la danse religieuses des Dogon sont liées à un calendrier saisonnier pendant lequel sont pratiqués les rites des ancêtres, les rites funéraires et les rites agraires. Un événement extraordinaire rythme la vie de l’homme dogon : le sigi. Il s’agit d’un grand rituel de régénération pratiqué tous les soixante ans, approximativement la période de révolution de Po Tolo, l’Étoile du commencement, autour de Sirius, et qui dure six à sept années.
La danse et la musique du sigi sont confiées à l’awa, une société initiatique masculine chargée également d’accomplir les levées de deuil ou dama, moment central des rites funéraires.
Tous les deux ou trois ans, lorsque plusieurs personnes sont mortes dans un ensemble de villages, se déroule le dama, cérémonie du départ de l’âme au cours de laquelle dansent les masques. Chorégraphie processionnaire dans les lacis étagés des villages, le dama est entrecoupé de stations dans les différentes places. Il peut durer une demi-journée ou une semaine entière. Un par un, les membres de l’awa apparaissent, portant des masques de bois peints de couleurs vives et des cagoules-muselières d’étoffe ornée de cauris. Ils forment un cercle entre les maisons des morts avant que l’un d’eux ne vienne occuper le centre par une danse acrobatique. La ronde se brise ensuite et les masques interviennent par couple ou bien un à un. Tout d’abord vient la « sœur des masques » Satimbe, surmontée d’une marionnette de 60 cm de hauteur, aux bras écartés. Elle représente la femme qui utilisa la première les fibres rouges pour se masquer et effrayer les hommes.
Ceux-ci lui reprirent les fibres, affirmant ainsi leur autorité, mais lui donnèrent le nom de Satimbe, sœur des masques. Ensuite, selon un ordre variable, arrivent des types humains et sociaux : les jeunes femmes bambara et peule au visage couvert de cauris, une jeune fille dogon montée sur des échassses, le chasseur, le goitreux (un mal répandu du fait de la carence en iode), le colporteur, le guérisseur chargé de purifier l’espace rituel, un Peul ; des animaux : coq, poule de rochers, lièvre, buffle, hyène reconnaissable à son masque à pois, babouin ; masques ésotériques enfin, comme le kanaga dont la signification demeure incertaine, les initiés conservant jalousement leurs secrets : outarde komolo tebu pour les uns, antilope pour d’autres, symbole cosmique pour les derniers, et enfin le sirige, la « maison à étages », siège du lignage patrilinéaire, figurée par une planche de plusieurs mètres de haut colorée de graphismes blancs et noirs.
Chaque danseur possède un vocabulaire chorégraphique qui correspond à son masque. L’agilité prodigieuse des participants permet de reconnaître des mouvements tels que réception sur un pied, ressort sur une jambe, envolée, pas glissés, écartements, tremblement des membres, rebondissement. Le tout ponctué de glapissements à la manière du chacal, personnage central de la mythologie dogon.
À chaque masque correspond aussi un chant et un rythme, parfois deux. L’ensemble musical est composé de voix et de percussions diverses qui vont toujours par paires. Les tambours cylindriques à deux peaux, dont une seule des deux faces est frappée avec deux baguettes courbes : boy na (le grand) et boy tolo (le petit), et les tambours d’aisselle à tension variable gom boy forment le cœur rythmique de la musique des masques. Les voix se répartissent entre plusieurs solistes qui entonnent le chant tour à tour, un chœur qui leur répond et des crieurs qui lancent à intervalles irréguliers des cris d’animaux pour encourager les musiciens et les danseurs et marquer peut-être la présence des esprits des masques.
Les danseurs et les musiciens appartiennent à la société initiatique awa de la commune de Sangha. Ce groupe de villages perchés sur le plateau dogon est considéré comme la capitale culturelle du pays dogon en raison notamment de ses liens historiques avec les anthropologues Marcel Griaule, Germaine Dieterlen et Jean Rouch.
Il n’est pas possible de dire à l’avance dans quel ordre sortiront les masques. On laissera donc le spectateur les reconnaître à partir des photographies reproduites dans ce programme.
-
2013-06-08
Le fest-noz, mot breton signifiant «fête de nuit», a pour origine une pratique rurale ancestrale consistant à se rassembler après des travaux collectifs pour des soirées de danse accompagnées de chants ou de musiques instrumentales.
Tombé en désuétude après la seconde guerre mondiale, le fest-noz devra attendre quelques décennies avant de connaître une renaissance, profitant du succès de la musique celtique portée par Alan Stivell. Beaucoup de jeunes découvrent la musique et la danse bretonnes et s’en emparent : le fest-noz devient une manifestation urbaine. De nombreuses associations en organisent parfois dans un but militant ou même lucratif.
Ce premier effet de mode passé, ces rassemblements se raréfient à la fin des années 1970. Toutefois, au cours des années 1980 et 1990, musiciens et danseurs bretons se réapproprient leur culture en l’approfondissant et en la consolidant, et le fest- noz retrouve une grande popularité à la fin des années 1990. Ce fort mouvement culturel breton préservera la vitalité de cette pratique et assurera le renouvellement de ses répertoires de musique et de danses qui comptent plusieurs centaines de variantes et des milliers d’airs.
En effet, si la transmission traditionnelle s’effectuait par immersion, observation et imitation, le travail de collectage réalisé par des centaines de passionnés a permis de recueillir de nombreux répertoires et de jeter les bases de nouveaux modes de transmission. Environ un millier de fest-noz ont lieu tous les ans, certains pouvant attirer jusqu’à plusieurs milliers de musiciens, chanteurs et danseurs.
Aujourd’hui, le fest-noz est au centre d’un intense bouillonnement d’expériences musicales et a généré une véritable économie culturelle. De nombreuses rencontres ont lieu entre chanteurs, musiciens et danseurs de Bretagne et d’autres cultures, et l’essor du fest-noz est devenu dans de nombreux villages un moyen d’intégration efficace.
-
2013-05-30
Le gagok est sans nul doute ce que la culture coréenne a produit de plus délicat et de plus raffiné en matière de musique vocale. Loin des formes populaires friandes d’émotions fortes et de celles de cour, hiératiques et figées, le gagok illustre l’art des lettrés, exquis et discret, imaginatif, économe et élégant, un art de salon pour un public choisi, cultivé et mélomane.
Il se caractérise par son hiératisme, une sorte de récitation modulée en voix de tête, chaque nuance étant mise en valeur par le tissu sonore de l’orchestre qui allie les sons percussifs du tambour en sablier janggu et des cithares geomungo et gayageum avec les sons fluides et continus de la flûte daegeum, de la vièle haegeum et du hautbois cylindrique piri.
Le gagok est apparu vers le xviie siècle et son répertoire fut fixé lorsqu’il fut introduit au palais pour compenser le déclin des musiques de cour, causé par les invasions japonaise et mandchoue. Le gagok est un chant lyrique accompagné par un ensemble d’instruments à vent et à cordes. Il était très apprécié des lettrés et des aristocrates au temps de la dynastie Joseon (1392-1910).
Le répertoire de gagok comprend vingt-sept chants qui se répartissent en fonction du sexe de l’interprète et de la performance : le cycle de gagok pour homme seul comprend 24 chants, celui pour femme seule, appelé yeochang, comprend 15 chants, enfin le cycle pour homme et femme alternés en comprend 27. Dans ce nombre, seul un chant, Taepyeongga, est interprété en duo mixte en clôture de cycle. Ces concerts sont consacrés au cycle pour femme seule, le yeochang.
De même, neuf chants sont composés dans le mode mélodique ujo (ou pyeongjo) bâti sur l’échelle pentatonique anhémitonique (ré-mi-sol-la-si), dix-sept dans le mode gyemyeonjo, particulièrement expressif et structuré autour du tricorde ré-sol-la auquel s’ajoutent des notes secondaires, et un chant alterne les deux modes. Les pièces sont enfin classées selon des styles définis par le registre et le mouvement général de la mélodie : isudaeyeop, junggeo, pyeonggeo, dugeo, banyeop, pyeongnon, urak, hwangyerak, gyerak, pyeonsudaeyeop, taepyeongga. Ainsi, chaque pièce de gagok est identifiée par un titre, son mode et son style.
Chaque poème comprend trois vers ou distiques, chacun se composant de quatre groupes de trois à cinq syllabes. L’exécution musicale cependant n’épouse pas la forme du poème puisqu’elle le subdivise en cinq parties mélodiques encadrées par des passages instrumentaux. Après un prélude instrumental, le premier vers ou distique forme les deux premières sections ; le second, la troisième section ; vient ensuite s’intercaler un interlude instrumental, suivi du premier groupe de syllabes du troisième vers qui forme la quatrième section, et le reste du vers, la cinquième.
Le gagok est accompagné par un petit ensemble instrumental à géométrie variable comprenant les cithares geomungo et gayageum, la flûte daegeum, le hautbois piri, la vièle haegeum et le tambour janggu. Quoique mal connu à l’étranger, le geomungo est considéré par les Coréens comme leur principal instrument de musique ; il s’agit d’une cithare à six cordes en soie et munie de frettes et de chevalets ; son origine remonte au royaume de Goguryeo à la fin du ive siècle. Beaucoup plus connu, le gayageum est une cithare à douze cordes en soie et à chevalets ; cousine du guzheng chinois, du koto japonais et du yatag mongol, elle fut inventée au vie siècle dans le royaume de Gaya sur le modèle du guzheng ; c’est sur cet instrument que fut créé à la fin du xixe sièce un genre majeur de la musique instrumentale coréenne, le sanjo. Le daegeum est une grande flûte traversière en bambou dont le timbre se cuivre parfois grâce à la vibration d’un mirliton. Le haegeum est une vièle à deux cordes en soie au timbre feutré et délicat. Le piri est un hautbois à perce cylindrique et au timbre délicat très utilisé dans la musique de cour. Le janggu, facilement reconnaissable à sa forme en sablier, est le tambour coréen le plus répandu.
Tous les instruments jouent la même mélodie mais chacun lui applique un mode de rubato différent de sorte que les notes ne tombent pas toujours ensemble. Il en résulte une impression de strates superposées, d’épaisseur hétérophonique faite de timbres mélangés et mouvants. La chanteuse oscille entre la voix de poitrine (sokcheong : voix intérieure) et la voix de tête (seseong : voix fine) et développe sa mélodie en longues notes tenues, filées ou finement ornementées. Dans cet enchaînement de mélismes d’une exquise délicatesse, le poème éclate, le sens s’abolit, ne reste que la musique.
Les quinze chants féminins yeochang qui constituent l’un des deux pans du répertoire de gagok sont présentés ici dans leur intégralité, répartis sur les deux soirées qui se terminent, comme le veut la tradition, par l’unique chant mixte du répertoire, Taepyeongga, interprété par Kim Young- gi et Kim Dae-yoon. Le gagok a été inscrit en 2010 sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’UNESCO.
-
2013-04-26
Le maqâm irakien est le fruit d’un long brassage de civilisations et plus particulièrement des traditions arabe, persane et turque. Cet art essentiellement vocal et poétique est organisé en suites modales, composées de pièces vocales et d’interludes instrumentaux selon un principe général qui prévaut depuis des siècles dans presque tout le monde islamique, depuis la nûba maghrébine à l’ouest jusqu’au muqâm ouïgour aux confins de la Chine. Le maqâm irakien se subdivise en trois grandes traditions, celle de Bagdad (al- maqâmât al-baghdâdîyya) et celles de Mossoul et de Kirkouk.
Chaque suite ou maqâm est fondée sur l’enchaînement de modes musicaux, de rythmes spécifiques et de formes poétiques selon un ordre établi par la tradition. Elle se compose généralement de deux parties. La première débute par une pièce instrumentale muqaddima ou par une improvisation instrumentale en solo taqsîm suivie d’un tahrîr, partie vocale non mesurée et chantée sur un ou quelques mots seulement. Puis s’enchaînent plusieurs passages chantés de rythme libre ou des pièces vocales entrecoupées de mélodies instrumentales. La première partie se conclut enfin par une cadence djalsa. Le seconde partie comprend une ou plusieurs meyana (parties médianes) chantées dans le registre supérieur renforçant, par contraste, l’effet dramatique, et qui alternent avec des passages chantés et des pièces vocales entrecoupées de refrains instrumentaux teslim, de ritournelles dulab ou d’improvisations taqsîm. Puis le maqâm se conclut sur un rythme plus alerte par des chansons citadines peste ou rurales abûdhîyya.
Le chanteur, appelé qari’ (récitant), a toute liberté de puiser dans l’immense corpus poétique, que ce soit en arabe littéraire ou en dialecte de Bagdad, à condition de respecter la forme imposée et de préserver l’intelligibilité du poème tout en l’embellissant par son chant. Le poème éclate donc sous l’effet des parties musicales qui se succèdent et des passages instrumentaux insérés entre les vers ou les stances, le maqâm est donc avant tout une musique expressive, aux couleurs nostalgiques ou dramatiques, accentuées par diverses techniques ornementales dont une sorte de huchement ou de sanglot, que Hamed Al Saadi est aujourd’hui l’un des seuls à avoir conservé.
Deux chanteurs ont marqué l’art du maqâm au XXe siècle : Muhammad al-Gubantchi (1901-1989) et Yusuf Omar (1918-1987). Hamed Al Saadi fut le principal disciple de Yusuf Omar et peut à bon droit se considérer comme son héritier. Le style du maqâm est aux antipodes de celui des musiques d’Égypte ou du Proche Orient. Le timbre est tout sauf brillant, on affectionne au contraire un chant légèrement voilé, presque rauque,
marqué par de subtiles hésitations. Il est soutenu par le son plaintif de la petite vièle djozé, les frappes un peu fragiles de la cithare à cordes frappées santûr et des percussions au jeu sobre, dénué d’esbrouffe : un tambour tabla et un tambourin à sequins riqq ou daff zindjari, parfois une paire de petites timbales naqarat. Récemment, nombre de chanteurs influencés par la chanson égyptienne ont en partie abandonné ce style ainsi que les instruments du tchalghi baghdadi traditionnel au profit du violon, du nây et du ‘ûd. Hamed Al Saadi demeure quant à lui fidèle à l’équilibre sonore du tchalghi et à l’héritage de ses maîtres, héritage qu’il a consolidé, enrichi de son apport personnel et qu’il transmet aujourd’hui au sein du conservatoire de Bagdad.
Art savant autrefois chanté dans les cafés, lieux d’échange et de détente mais aussi de spectacle et de transmission de la tradition, le maqâm touchait tous les milieux : populaire, bourgeois, aristocratique. Avec la disparition des cafés, il s’est transporté dans les soirées privées, plus bourgeoises, et c’est là qu’il survécut jusqu’à l’orée des années 90. Les guerres, les embargos ont failli le faire disparaître, éparpillant chanteurs et musiciens un peu partout dans le monde arabe et à l’étranger. Quelques artistes ont cependant assuré sa préservation et sa diffusion. Hamed Al Saadi est de ceux-là. Il n’a pratiquement jamais quitté l’Irak et c’est de là qu’il vint en 1998 donner ses premiers concerts en France, à la Maison des Cultures du Monde.
En 2003, le maqâm irakien a été inscrit au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco, mais beaucoup d’efforts restent à faire pour préserver ce fleuron des musiques orientales.
-
2013-04-22
UNE MUSIQUE DE RÉJOUISSANCE
Aux confins du désert du Taklamakan (Chine), l’étonnante tradition de la musique ouïgoure frappe par sa liberté et sa vigueur.
Le Xinjiang est un immense territoire situé au nord-ouest de la Chine. Cet univers impressionnant de déserts, de rivières et de glaciers est le berceau d’une civilisation turque issue des Huns, les Ouïgours, dont l’existence est attestée sous la forme d’une confédération clanique dès le Ve siècle de notre ère. Tour à tour chamanistes, bouddhistes, manichéistes et enfin musulmans, les Ouïgours vont utiliser deux systèmes d’écriture, et à ce titre, s’affirmer dès le IXe siècle comme les civilisateurs de leurs voisins turco-mongols. À la même époque, des musiciens ouïgours jouent à la cour impériale des Tang. Mais c’est cinq siècles plus tard, sous l’influence de la culture islamique et persane, que commence à fleurir dans les cités de Kashgar, Yarkand et Tourfan un art vocal, instrumental et poétique savant, tandis que des formes rurales et populaires voient le jour à Kumul et chez les Dolan. Sous-groupe ouïgour se réclamant d’une origine mongole, les Dolan occupent les oasis bordant le sud et l’ouest du désert du Taklamakan et tirent leur subsistance de l’élevage de moutons et de l’agriculture. Leur musique, le dolan muqam, est avant tout une musique de fête et de réjouissance jouée lors des mashrap. Ces grands rassemblements festifs et ritualisés se déroulent après les récoltes, pour un mariage, une circoncision ou tout autre événement heureux, et sont l’occasion de festoyer, de faire de la musique, de danser et de jouer à divers jeux de société et d’adresse. La fête se déroule dans un grand espace carré, les musiciens occupant l’un des quatre côtés et les danseurs évoluant au centre.
L’ensemble se compose de chanteurs solistes (muqamqi) et d’instrumentistes : un rawap, luth à manche long à trois cordes mélodiques et quinze cordes sympathiques, une vièle ghijak, à une corde en crin de cheval et dix à douze cordes sympathiques en métal, une cithare qalun, à dix-huit cordes doubles pincées avec un long plectre de bois tendre. Les tambours sur cadre dap sont frappés par les chanteurs. Chaque musicien interprète à sa manière la mélodie commune. Il en résulte un effet d’hétérophonie répondant à un choix esthétique délibéré, une recherche d’épaisseur sonore qui s’est aujourd’hui perdue dans beaucoup d’autres musiques du monde islamique. Quant aux chanteurs, ils font preuve d’une telle ardeur dans le chant et d’une telle énergie dans le jeu des tambours que nombre de musicologues chinois n’ont pas hésité à qualifier cette musique de « jazz ouïgour ».
Le dolan muqam se présente sous la forme de suites vocales et instrumentales accompagnées de danse et jouées dans plusieurs modes musicaux qui leur donne leurs noms : bash, zil, chöl, ötang, hudek, dugamet, bom, sim et jula. Chaque suite dure une dizaine de minutes et se compose de quatre ou cinq parties enchaînées sans interruption et allant s’accélérant jusqu’à la frénésie : muqaddima, introduction vocale non mesurée ; chikitma, pièce en 6/4 ; sanam, pièce en 4/4 ; saliqa, pièce en 4/4 ; serilma, en 4/4 ou 5/8. Les poèmes ne sont pas fixés à l’avance, mais ils ne sont pas non plus improvisés. Puisés dans un corpus poétique, les distiques ou les quatrains sont « lancés » spontanément par le chanteur soliste et se succèdent sans vraiment de continuité thématique, si ce n’est celle de l’amour, généralement déçu ou contrarié.
-
2013-04-14
La tradition religieuse alévie est née en Asie centrale et s’est développée en Anatolie. À la fois mystique et humaniste, elle se fonde sur la foi en Dieu, la prophétie de Mahomet, la sainteté de Ali, son gendre, et la quête de la vérité dans le cœur de l’Homme. Cette tradition porte aussi le nom de bektashisme en référence à son fondateur Haji Bektash Veli (XIIIe siècle). Seule différence, on naît alévi par descendance, on devient bektashi par choix.
Les Alévis furent longtemps décriés par les sunnites orthodoxes qui réprouvaient leur mode d’expression religieuse : pas de prières quotidiennes ou hebdomadaires mais de grands rituels nocturnes, les djem, où hommes et femmes participent et dansent ensemble, pas de jeûne du ramadan mais la privation d’eau et de viande pendant la commémoration du martyre de l’imam Hussein, pas de mosquée mais des « maisons de djem » (djemevi) qui sont à la fois des lieux de rituel et de socialisation de la communauté. Blâmée également leur doctrine fondée sur un islam chiite duodécimain mêlé d’éléments de zoroastrisme, de judaïsme et de christianisme et qui divinise l’homme en faisant de celui-ci le temple de la divinité, comme le rappellent ces vers d’Aşık Daimi :
Je suis le reflet de l’univers puisque
je suis un homme,
Je suis l’océan où vit l’Éternel puisque
je suis un homme.
Cette religion demeura longtemps secrète, les communautés s’étant pour la plupart repliées dans les montagnes anatoliennes et pratiquant leurs rituels pendant la nuit. Pourtant, l’alévisme et le bektashisme ont fécondé tout un pan de la culture populaire anatolienne, en particulier celle des poètes-chanteurs ashek, tout en se nourrissant de l’œuvre de grands poètes turcophones du Moyen-Orient.
Les Alévis représenteraient un sixième à un quart de la population turque, mais c’est principalement dans les régions rurales que s’est préservé le rituel du djem même s’il tend aujourd’hui à se développer également en ville et dans les communautés émigrées.
Le djem n’est pas seulement une cérémonie religieuse, il a aussi une fonction sociale et éducative. Il renforce la solidarité de la communauté, notamment à travers un pacte de fraternité qui unit les membres de la communauté deux par deux (musahip) ; il est le lieu où une fois par an on règle les conflits et l’on juge les mauvaises actions (görgü djem); il permet enfin la transmission de l’enseignement entre le maître spirituel et ses fidèles sur le mode du dialogue (sohbet) également pratiqué dans les communautés soufies. Un djem complet commence en début de soirée et s’achève généralement à une heure très avancée de la nuit par un repas collectif qui commémore le Banquet des Quarante.
La cérémonie superpose et combine en effet plusieurs éléments religieux et ésotériques. Le thème de la grue cendrée (turna), oiseau migrateur, ressuscite par exemple la mémoire collective des anciens nomades türks et de leurs pratiques chamaniques. Il se manifeste de manière mimétique dans les danses de couple semah, notamment à Turhal, comme une évocation de l’envol mais aussi de la parade nuptiale célébrant la fécondité et le renouvellement de la nature.
Dans les textes chantés des semah la grue symbolise le messager entre les amants et son absence est l’exil, l’absence, l’attente de l’être aimé, autant de thèmes que l’on retrouve sous d’autres formes dans la littérature soufie.
À qui s’adresse cette poésie ? À Dieu, au prophète et à sa famille au sens où l’entendent les chiites : sa fille Fatima et son gendre Ali, leurs fils Hassan et Hussein, ainsi que leurs descendants qui constituent avec eux les Douze Imams. Ceux-ci sont célébrés dans un chant appelé düvaz ou düaz-imam. Si Mahomet est respecté et vénéré comme le messager de la prophétie, sa tâche est considérée comme achevée et c’est Ali qui prend le relais dans une position encore plus centrale. Il est le saint, aimé de Dieu, le modèle d’honnêteté, de justice, de quête de la vérité, et ses fils Hassan et surtout Hussein dont on chante le martyre dans une longue élégie a cappella (mersiye) sont les symboles du sacrifice. Viennent ensuite les 366 Parfaits que leur sainteté prédispose à l’élévation à Dieu à la fin de leur vie terrestre. En font partie les grands maîtres dont la lignée est reconnue comme descendant d’Ali, notamment Ahmad Yasavi (mort en 1166) et son disciple Haji Bektash Veli (1209-1271). Entre la famille du prophète et ces Parfaits, on trouve l’Assemblée des Quarante auprès de laquelle le prophète fut introduit lors de son ascension au paradis (miraj). Les Quarante saints ou immortels, parmi lesquels figure Ali, sont présentés comme la manifestation de la réalité divine: «nous sommes un et chacun de nous est nous tous » et c’est l’image de leur Banquet, très forte chez les Alévis, qui symbolise le mieux le thème de l’union que la communauté doit instaurer dans sa vie sociale. La légende rapporte que Selmân donna au prophète un grain de raisin et lui demanda de le partager entre tous. C’est l’ange Gabriel qui apporta la coupe au-dessus de laquelle le prophète écrasa le grain pour en extraire le jus. Lorsque le premier des Quarante porta la coupe à ses lèvres, tous furent enivrés et se levèrent pour danser (semah) en invoquant le nom de Dieu.
Le djem peut rassembler plusieurs dizaines voire plusieurs centaines de personnes, hommes et femmes, mais son organisation revient à quelques fidèles qui se partagent les douze « services mystiques » (oniki hizmet) sous la direction du maître spirituel, le murshid. Celui-ci est notamment assisté d’un guide, le rehber, d’un surveillant, le gözjü et d’un ou plusieurs musiciens, les zakir. Les autres sont chargés, l’un d’allumer les trois chandelles (cheraghdje), l’autre d’assurer la propreté de l’espace central (süpürgedje), un troisième de verser l’eau (sakadje), un quatrième de préparer le repas (niyazdje), etc.
Le rituel se déroule comme une succession de séquences vocales, instrumentales et parfois dansées qui sont entrecoupées de prières et de prônes. Hommes et femmes y célèbrent l’ascension du prophète et l’assemblée des Quarante dans le Mirajlama et la danse du Semah des Quarante, leur vision cosmogonique dans le Semah des grues cendrées où les femmes, tournant sur elles- mêmes, figurent la rotation des planètes tandis que les hommes, battant des bras imitent le vol de l’oiseau migrateur, ou encore le Semah des cœurs qui symbolise la quête d’harmonie au sein de la communauté. Les chanteurs (zakir, littéralement « ceux qui rappellent, qui remémorent ») invoquent les douze imams (düvaz), pleurent le martyre de Hussein dans une élégie a cappella (mersiye) et interprètent en s’accompagnant au luth baghlama ou au violon des chants d’amour (deyish) ou relatant une expérience mystique (nefes). Ces poèmes peuvent être anonymes, de leur propre composition, ou plus souvent l’œuvre de poètes renommés comme par exemple les Sept Grands Bardes (yedi ulu ozan) : Nesimi, Yemini, Khatai, Fuzuli, Pir Sultan Abdal, Kul Himmet, Virani. On aura l’occasion de les entendre au cours de ces deux représentations
À partir du XVIe siècle, ces poètes ont pour héritiers les ashek, terme d’origine arabe signifiant « amoureux » et désignant des poètes, chanteurs, instrumentistes populaires, autrefois itinérants. L’histoire et l’œuvre des ashek sont associées depuis leur origine aux courants religieux hétérodoxes d’Anatolie. Cela les posa, comme leur devanciers, en rebelles face au pouvoir ottoman et en fit, avec le temps, des chroniqueurs critiques et engagés de la vie du peuple turc. Parmi les plus célèbres, on peut citer Aşık Seyrani (1800–1866), Aşık Veysel (1894-1973), Aşık Davut Sulari (1925-1985), Aşık Daimi (1932-1983), Aşık Mahsuni Şerif (1939–2002)... En général c’est à eux que l’on fait appel pour remplir l’office de zakir dans le djem.
Le semah alévi-bektashi a été inscrit par l’UNESCO sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité en 2010.
Pierre bois
-
2013-04-13
La tradition religieuse alévie est née en Asie centrale et s’est développée en Anatolie. À la fois mystique et humaniste, elle se fonde sur la foi en Dieu, la prophétie de Mahomet, la sainteté de Ali, son gendre, et la quête de la vérité dans le cœur de l’Homme. Cette tradition porte aussi le nom de bektashisme en référence à son fondateur Haji Bektash Veli (XIIIe siècle). Seule différence, on naît alévi par descendance, on devient bektashi par choix.
Les Alévis furent longtemps décriés par les sunnites orthodoxes qui réprouvaient leur mode d’expression religieuse : pas de prières quotidiennes ou hebdomadaires mais de grands rituels nocturnes, les djem, où hommes et femmes participent et dansent ensemble, pas de jeûne du ramadan mais la privation d’eau et de viande pendant la commémoration du martyre de l’imam Hussein, pas de mosquée mais des « maisons de djem » (djemevi) qui sont à la fois des lieux de rituel et de socialisation de la communauté. Blâmée également leur doctrine fondée sur un islam chiite duodécimain mêlé d’éléments de zoroastrisme, de judaïsme et de christianisme et qui divinise l’homme en faisant de celui-ci le temple de la divinité, comme le rappellent ces vers d’Aşık Daimi :
Je suis le reflet de l’univers puisque
je suis un homme,
Je suis l’océan où vit l’Éternel puisque
je suis un homme.
Cette religion demeura longtemps secrète, les communautés s’étant pour la plupart repliées dans les montagnes anatoliennes et pratiquant leurs rituels pendant la nuit. Pourtant, l’alévisme et le bektashisme ont fécondé tout un pan de la culture populaire anatolienne, en particulier celle des poètes-chanteurs ashek, tout en se nourrissant de l’œuvre de grands poètes turcophones du Moyen-Orient.
Les Alévis représenteraient un sixième à un quart de la population turque, mais c’est principalement dans les régions rurales que s’est préservé le rituel du djem même s’il tend aujourd’hui à se développer également en ville et dans les communautés émigrées.
Le djem n’est pas seulement une cérémonie religieuse, il a aussi une fonction sociale et éducative. Il renforce la solidarité de la communauté, notamment à travers un pacte de fraternité qui unit les membres de la communauté deux par deux (musahip) ; il est le lieu où une fois par an on règle les conflits et l’on juge les mauvaises actions (görgü djem); il permet enfin la transmission de l’enseignement entre le maître spirituel et ses fidèles sur le mode du dialogue (sohbet) également pratiqué dans les communautés soufies. Un djem complet commence en début de soirée et s’achève généralement à une heure très avancée de la nuit par un repas collectif qui commémore le Banquet des Quarante.
La cérémonie superpose et combine en effet plusieurs éléments religieux et ésotériques. Le thème de la grue cendrée (turna), oiseau migrateur, ressuscite par exemple la mémoire collective des anciens nomades türks et de leurs pratiques chamaniques. Il se manifeste de manière mimétique dans les danses de couple semah, notamment à Turhal, comme une évocation de l’envol mais aussi de la parade nuptiale célébrant la fécondité et le renouvellement de la nature.
Dans les textes chantés des semah la grue symbolise le messager entre les amants et son absence est l’exil, l’absence, l’attente de l’être aimé, autant de thèmes que l’on retrouve sous d’autres formes dans la littérature soufie.
À qui s’adresse cette poésie ? À Dieu, au prophète et à sa famille au sens où l’entendent les chiites : sa fille Fatima et son gendre Ali, leurs fils Hassan et Hussein, ainsi que leurs descendants qui constituent avec eux les Douze Imams. Ceux-ci sont célébrés dans un chant appelé düvaz ou düaz-imam. Si Mahomet est respecté et vénéré comme le messager de la prophétie, sa tâche est considérée comme achevée et c’est Ali qui prend le relais dans une position encore plus centrale. Il est le saint, aimé de Dieu, le modèle d’honnêteté, de justice, de quête de la vérité, et ses fils Hassan et surtout Hussein dont on chante le martyre dans une longue élégie a cappella (mersiye) sont les symboles du sacrifice. Viennent ensuite les 366 Parfaits que leur sainteté prédispose à l’élévation à Dieu à la fin de leur vie terrestre. En font partie les grands maîtres dont la lignée est reconnue comme descendant d’Ali, notamment Ahmad Yasavi (mort en 1166) et son disciple Haji Bektash Veli (1209-1271). Entre la famille du prophète et ces Parfaits, on trouve l’Assemblée des Quarante auprès de laquelle le prophète fut introduit lors de son ascension au paradis (miraj). Les Quarante saints ou immortels, parmi lesquels figure Ali, sont présentés comme la manifestation de la réalité divine: «nous sommes un et chacun de nous est nous tous » et c’est l’image de leur Banquet, très forte chez les Alévis, qui symbolise le mieux le thème de l’union que la communauté doit instaurer dans sa vie sociale. La légende rapporte que Selmân donna au prophète un grain de raisin et lui demanda de le partager entre tous. C’est l’ange Gabriel qui apporta la coupe au-dessus de laquelle le prophète écrasa le grain pour en extraire le jus. Lorsque le premier des Quarante porta la coupe à ses lèvres, tous furent enivrés et se levèrent pour danser (semah) en invoquant le nom de Dieu.
Le djem peut rassembler plusieurs dizaines voire plusieurs centaines de personnes, hommes et femmes, mais son organisation revient à quelques fidèles qui se partagent les douze « services mystiques » (oniki hizmet) sous la direction du maître spirituel, le murshid. Celui-ci est notamment assisté d’un guide, le rehber, d’un surveillant, le gözjü et d’un ou plusieurs musiciens, les zakir. Les autres sont chargés, l’un d’allumer les trois chandelles (cheraghdje), l’autre d’assurer la propreté de l’espace central (süpürgedje), un troisième de verser l’eau (sakadje), un quatrième de préparer le repas (niyazdje), etc.
Le rituel se déroule comme une succession de séquences vocales, instrumentales et parfois dansées qui sont entrecoupées de prières et de prônes. Hommes et femmes y célèbrent l’ascension du prophète et l’assemblée des Quarante dans le Mirajlama et la danse du Semah des Quarante, leur vision cosmogonique dans le Semah des grues cendrées où les femmes, tournant sur elles- mêmes, figurent la rotation des planètes tandis que les hommes, battant des bras imitent le vol de l’oiseau migrateur, ou encore le Semah des cœurs qui symbolise la quête d’harmonie au sein de la communauté. Les chanteurs (zakir, littéralement « ceux qui rappellent, qui remémorent ») invoquent les douze imams (düvaz), pleurent le martyre de Hussein dans une élégie a cappella (mersiye) et interprètent en s’accompagnant au luth baghlama ou au violon des chants d’amour (deyish) ou relatant une expérience mystique (nefes). Ces poèmes peuvent être anonymes, de leur propre composition, ou plus souvent l’œuvre de poètes renommés comme par exemple les Sept Grands Bardes (yedi ulu ozan) : Nesimi, Yemini, Khatai, Fuzuli, Pir Sultan Abdal, Kul Himmet, Virani. On aura l’occasion de les entendre au cours de ces deux représentations
À partir du XVIe siècle, ces poètes ont pour héritiers les ashek, terme d’origine arabe signifiant « amoureux » et désignant des poètes, chanteurs, instrumentistes populaires, autrefois itinérants. L’histoire et l’œuvre des ashek sont associées depuis leur origine aux courants religieux hétérodoxes d’Anatolie. Cela les posa, comme leur devanciers, en rebelles face au pouvoir ottoman et en fit, avec le temps, des chroniqueurs critiques et engagés de la vie du peuple turc. Parmi les plus célèbres, on peut citer Aşık Seyrani (1800–1866), Aşık Veysel (1894-1973), Aşık Davut Sulari (1925-1985), Aşık Daimi (1932-1983), Aşık Mahsuni Şerif (1939–2002)... En général c’est à eux que l’on fait appel pour remplir l’office de zakir dans le djem.
Le semah alévi-bektashi a été inscrit par l’UNESCO sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité en 2010.
Pierre bois